FROM JOSÉ JOAQUÍN DE MORA
18 October 1820
Madrid le 18 Octobre 1820.
Monsieur Jeremie Bentham.
Monsieur.
C'est avec les sentimens de la plus vive satisfaction et de la reconnaissance la plus profonde que j'ai reçu les trois lettres que vous avez eû la bonté de m'addresser. J'étais bien loin de me croire assez heureux pour être un jour en correspondance avec l'ecrivain illustre dont les productions ont fait l'etude d'une grande partie de ma vie et à qui je dois les plus pures jouissances qu'un homme studieux peut avoir. Oui Monsieur: le hazard a fait tomber entre mes mains votre sublime traité de Legislation quand je proffessais le Droit romain dans l'Université de Grénade. Bientot je connus le vide immense de ce que j'apellais alors Jurisprudence; un rayon de lumiere inconnue jusqu'alors pénétra dans mon esprit et je me dediai avec ardeur à l'etude de vos opinions. Je fis plus: j'osai entremêler dans mes leçons quelques lueurs de ces grandes verités que vous avez mis en avant avec une raison si supérieure; je soutins dans des thèses publiques que la Jurisprudence, telle qu'on l'etudiait dans nos établissemens d'education ne meritait pas le nom de science et je dis à l'oreille à quelques jeunes gens qui etudiaient avec moi la botanique, que ces classifications sous les quelles nous arrangions les végétaux renfermaient des germes d'une science légale beaucoup plus applicable aux besoins de la société et infiniment plus philosophique que les Pandectes et les Commentateurs. J'etais alors bien jeune; j'avais une ame ardente; j'etais nourri dans les principes de la liberté et vos ouvrages finirent de consolider ma maniere de penser. Depuis lors et malgré mon etat d'avocat, que je cultive fort peu, mon desir le plus vif etait de pouvoir propager vos principes dans mon pays et surtout de les voir adoptés comme base d'une nouvelle Legislation dont nous avons le besoin le plus urgent. Je suis entré dans ces details pour vous donner une faible idée de l'impression qu'ont du produire en moi vos lettres; car mettant à part l'affection et le respect que votre personne m'inspire, ces lettres se rattachent aux idées favorites de mon existence mentale et aux pensées les plus graves et les plus fécondes qui soient jamais entrées dans mon esprit. C'est ainsi que quand Mr. Blaquieres me fit connaitre vos interessans Conseils, je n'hesitai pas un moment à entreprendre la traduction bien persuadé de l'immense utilité qu'ils devaient produire, non seulement ici mais dans toute cette partie du monde qui est encore aux prises avec l'aristocratie. À ce propos vous me dites qu'on fesait courrir le bruit à Londres que Lord Holland se proposait de publier en Espagne un ouvrage dans un sens contraire au votre. Nous savons en effet que les opinions de cet illustre libéral tendent à l'établissement d'une seconde chambre dans notre legislature: un de nos refugiés Espagnols qui ont trouvé chez vous la plus noble hospitalité, Mr. Florez Estrada aujourdhui deputé aux Cortes proffèsse la même opinion et s'appuie de l'authorité du Lord. Mais personne ne croit ici que celui-ci veuille choquer d'une maniere si trachante la grande masse de l'opinion générale, d'autant plus que ce paradoxe suppose une complête ignorance de l'étât actuel de la société chez nous, de l'esprit eminemment populaire de notre Constitution, enfin de tous les élémens de notre organisation politique. Le peu d'Espagnols eclairés qui seduit par l'histoire de votre chambre haute adhéraient à cette maniere de penser, en sont completement revenus depuis la publication de votre ouvrage. Je ne puis pas dire autant de vos reflexions sur le serment que j'ai eûes par le moyen de notre commun ami B. et que je me serais bien gardé de donner au public tout convaincu que je suis de leur solidité. Malheureusement pour nous le sistême constitutionnel n'est pas assez solidement établi chez nous pour que nous puissions nous passer de cet appui, si respectable dans les peuples qui conservent leur foi. C'est à ce serment que nous devons en grande partie la resistance que le peuple a fait aux propositions des ennemis de l'ordre actuel et pour vous présenter un exemple non moins frappant et plus positif, je vous dirai que l'infant Don Carlos, frère puiné du Roi, qui a été l'idole et l'espoir de l'obscurantisme, a declaré hautement à ceux qui ont voulu lui presenter des projets de contrerevolution ou qui esperaient avoir sa cooperation, qu'il ne lui était plus permis d'agir dans le sens des opinions qu'il avait professées toute sa vie: que le serment qu'il avait prêté lui liait les mains et qu'il se croyait obligé à l'observer scrupuleusement, tant en sa qualité de chrétien, qu'en celle de gentilhomme. Vous concevez de quelle importance est dans des circonstances aussi difficiles avoir à la disposition de ceux qui aiment la liberté le moyen de donner une conscience factice à ceux qui n'ont pas assez de moralité pour en avoir une naturelle, et voila pourquoi tous les ecrivains du parti contraire, et singulièrement les moines et autre prêtres, qui dans les 6 années qui viennent de s'écouler ont profité de l'aveuglement de l'autorité pour verser le fiel de leur haine infernale contre les libéraux exilés ou emprisonnés, se sont servis de cet argument comme celui qui etait calculé pour faire plus d'effêt dans les âmes timides et peu eclairées: savoir; que le gouvernement illegitime des Cortès aussi bien que le gouvernement usurpé de Joseph, s'etaient attribué la faculté d'exiger un serment pour compromettre les espagnols par le moyen de cet acte solemnel, qui ne doit être consideré que comme une profanation abominable, quand on en fait un devoir emané de toute autre autorité que celle de l'Eglise. Je crois que Mrs. Cambronero et Arguelles à qui vous avez envoyé vos reflexions seront sur ce point du même avis que moi: quant à Mr. de San Carlos j'ignore absolument sa manière de penser. Cette digression ne peut être excusable que parceque il s'agit d'un de vos ouvrages, mais je me hate de venir au sujet principal de vos lettres, et qui est en même tems celui qui me touche de plus près: je veux parler de votre secours dans l'importante affaire de notre Codification. Je vous remercie au nom de tous les Espagnols amis de la liberté de l'intéret que vous prenez à cette grande entreprise et des offres que vous faites pour y contribuer avec les trésors de votre savoir. Vous me dites la dessus des choses charmantes qui prouvent la noblesse de vos sentimens autant que la conviction dans la quelle vous etes du besoin de commencer à faire sur le genre humain la grande expérience que vous méditez depuis tant d'années. Je ne sais pas, et en vain j'ai fait des démarches pour le savoir, la source de la nouvelle publiée dans El Español Constitucional, sur l'invitation que notre Congrès serait decidé à vous faire pour que vous l'aidassiez dans la confection de nos Codes: tout ce que je sais, c'est que plusieurs des membres les plus distingués des Cortes seraient tres disposés à prendre une mesure qui nous ferait faire un pas si avancé dans la carriere du perfectionnement. Mr. Puiblanc est venu me voir avant hier pour se concerter avec moi sur cette importante affaire, après avoir reçu une lettre de Mr. Bowring sur le même sujêt. Mr. P. voulait attendre l'arrivée des livres que vous avez l'extrême bonté de m'envoyer, pour présenter lui même aux Cortes ceux qui leur sont destinés profitant de cette occasion pour faire lui même une motion tendante à ce qu'on vous fasse l'invitation en question: mais comme le Two Brothers n'etait pas encore arrivé a Bilbao à la sortie du dernier courrier, comme il faut au moins 8 ou 10 jours pour la conduction des livres de B. à Madrid et comme en même tems le tems presse, car le session finit le 9 du mois prochain, nous avons decidé qu'on n'attendrait pas l'arrivée du batiment et que Mr. P. ferait sa motion dans tout le cours de la semaine. Il m'a donné en conséquence un rendez vous pour tout concerter à cet effèt, et il est plus que probable que la premiere lettre que j'aurai l'honneur de vous écrire contiendra les details et les derniers résultat de cette affaire. Ma proffession de foi là dessus est que puisque tout est à créer dans notre legislation, puisque nous avons à notre disposition et le terrain et les matériaux, nous serions les plus blamables des hommes, nous serions les plus grand ennemis de la nation, si nous n'aspirions pas à toute la perfection possible, à cette perfection que vous seul avez marqué et vers la quelle vous seul savez conduire le raisonnement et l'analyse. Deux jours avant la reception de votre premiere lettre j'avais écrit dans ce sens un article, dans le quel je ne ménageais aucune des autorités qui ont guidé jusqu'à présent les hommes dans cette carriere d'erreurs et de turpitudes: j'invoquai la raison et la nature et je signalais comme autant d'obstacles pour le bonheur de l'espèce humaine, toutes les traces des législations précedentes qu'on adopterait ou qu'on laisserait subsister dans le nouvel ouvrage qu'on medite.
Mr. Puiblanc a desiré prendre lecture de vos lettres: elles se trouvaient precisément <e>ntre les mains de Mr. Simpson (jeune anglais, correspondant de Blaquieres, celui-la même <d>ont vous me demandez le nom) mais il me les a deja rendues et j'aurai le plaisir de les montrer <à> Mr. P... pour le quel il ne faudra pas faire les restrictions que vous m'indiquez. Quant à Mr. de Toreno, comme nous appartenons à deux communions politiques tout à fait différentes et comme d'ailleurs nous ne nous connaissons pas, il n'est pas à craindre qu'il puisse prendre connaissance des passages que vous me recommandez de retrancher. Il est malheuresement trop vrai que ce deputé est le plus ferme appui d'un ministère qui est bien loin de s'être attiré la confiance de la nation. Il a presidé les Cortès depuis le 9 de Septembre jusqu'au 9 du mois actuel, et le tems de sa présidence sera memorable dans l'epoque actuelle puisqu'il a deployé dans toute son étendue une partialité revoltante en faveur des ministres. C'est dans cet intervale qu'on a sanctionné a pas de charge et presque sans discussion, une loi sur la liberté de la presse qui est le plus absurde des erremens auxquels on se soit abandonné en fait de legislation. Vous en verrez les details et la critique quand je trouverai une occasion favorable de vous envoyer des brochures. Mr. Gallardo Bibliothecaire des Cortès, dont vous me parlez dans vos lettres comme un ami de la famille Tailor est un grand admirateur de vos ouvrages. Il a été hier une heure avec moi et vous avez été le sujèt principal de notre entretien. C'est un de nos meilleurs litterateurs et dont les principes politiques sont toujours dans la ligne la plus droite. Mr. Blaquieres vous a parlé de l'intention que j'avais eû de traduire votre éxcélent chapitre sur les Colonies et c'est lui même qui m'a fait ajourner ce plan, en me parlant d'un ouvrage que vous ecriviez ex professo sur le même sujet. S'il fait partie du paquet de Two Brothers je publierai l'un et l'autre malgré la crudité de cette espece de verités pour toutes les classes de la societé espagnole: car il serait difficile de vous donner une idée de l'inconcevable opiniatrêté de mes compatriotes sur ce point. Ceux qui, comme moi, pensent que l'entiere émancipation est aussi juste, qu'elle est utile et nécéssaire sont regardés comme des fous, visionnaires qui sacrifient à des theories vagues et inapplicables l'intérêt réel (c'est a dire) l'impor<tation> des produits des mines, car voila tout le but de notre politique dans la conservation et dans l'oppression de nos colonies. Cette erreur est parvenue au point de pervertir la signification du mot richesse, et on regarde avec indifférence le caffé, la cochenille et tous les autres produit qui passent directement aux mains des étrangers, mais on ne supporterait pas l'idée de voir les dollars prendre la même direction: notre gouvernement contribue a la conservation de ce prejugé en reduisant toutes ses ressources financieres aux seules espèces méthaliques, sans tirer aucun avantage pour la mise en circulation du papier, de l'inmense garantie que les biens monacaux peuvent offrir le jour qu'on voudra sortir d'une inconcevable léthargie. Vous me parlez d'un projet de papier monnaie et de vos entrevues à ce propos avec un ministre. Les notres sous ce rapport sont tous des Vansittart: mais cependant les embarras de nos finances sont arrivés à un point si desespérant, qu'il leur faudra bien penser à toute autre chose qu'à des piastres fortes et sous ce rapport, je crois qu'une nouvelle espèce de papier monnaie, non encore essayée en Europe, produirait un effet prodigieux dans un pays où cette innovation ne rencontrerait pas les obstacles d'une banque. Je voudrais inspirer à notre ministre de finances l'envie de connaître ce plan: j'ai fait plus: j'ai tracé le croquis d'un mémoire qui pourra avoir ce resultat et puisque vous avez la complaisance d'offrir une copie qu'on pourrait faire prendre par le moyen de notre Ambassadeur, j'indique cet offre et je ne serais pas étonné de le voir accepté. Ainsi, attendez vous à quelque chose de la part du Duc de Frias, dont le Sécretaire pour le dire en passant est un de mes meilleurs amis. D. Diego Colon, descendant en ligne droite du Navigateur. Vous voyez, Monsieur, combien je mets à profit votre obligeance et le fruit que j'espère tirer du bonheur que j'ai eû en me mettant en relation avec vous. J'attends avec impatience les details que Blaquières m'a promis sur le banquêt en commemoration de notre regénération politique: je lirai avec avidité les discours qu'on aura prononcés dans cette occasion solemnelle et je les publierai de suite. Il n'y que l'Angleterre qui offre de pareils examples de simpathie pour tout ce qui est libéral. Quand je reflechis à l'immense distance dans la quelle nous nous trouvons de ce degré de libéralisme, les bras m'en tombent. Je ne suis pas pourtant decouragé dans la penible carrière que je me suis proposé de parcourrir et comme B. vous le dira après la retraite de plusieurs de mes collègues, je suis resté seul dans l'arène, exposé aux coups du ministère qui se font deja sentir d'une maniere trop positive. Je vous sais un gré infini de me faire connaitre vos intéréssans écoliers Coulson et Hunt. Puisque ces messieurs travaillent dans les feuilles publiques, je me propose de leur faire arriver par votre moyen les nouvelles et les considérations, que je jugerais dignes de meriter l'attention des libéraux anglais aussi bien que de produire un effet salutaire dans l'opinion publique de ce pays, car tout ce qui nous est transmis par une main étrangère, est revetu d'un prestige qui ne manque jamais de faire effet. En attendant je vous prie de présenter à ces messieurs le témoignage de mon estime et le vif désir que j'ai de meriter leur amitié. Parmi les extraits que j'ai publié de vos lettres je n'ai pas oublié ce que vous dites sur la lenteur des procès qu'on fait à nos conspirateurs: c'est un sujet sur le quel je reviens souvent et qui présente le plus grand scandale judiciaire qui soit venu à ma connaissance. Nos ministres sont des complices bien signalés dans cette longue impunité, puisque l'un d'eux, celui de la Justice, Garcia Herreros, a dit que ces procès allaient aussi vite qu'on pouvait le desirer; et voila deux grands mois qu'on a prononcé ces paroles dans le salon des Cortes et la procedure est encore enveloppé des plus épaisses ténébres!! Vos reflexions sur notre loi d'elections sont tres justes: le suffrage direct est d'une nécéssité indispensable. Nous avons des elections de paroisse, des elections de district, et des elections de chef lieu: par conséquent les habitans ne choisissent pas leurs representans; ils choisissent les electeurs des electeurs. La confiance publique doit arriver bien extenuée et bien defigurée a son terme après avoir traversé tant de canaux différens. Cet ainsi que les elections ne seront d'or en avant que des nominations ministerielles. Vous avez dit de tres belles chose sur la non-revision de notre Code politique, mais cette circonstance, tout absurde qu'elle est aux yeux des bons politiques nous preserve dans ce moment-ci d'un surcroit d'aristocratie dans la composition des pouvoirs, car bien surement si les ministres etaient les maitres de changer ces dispositions fondamentales comme ils sont surs de la majorité des suffrages dans la chambre, nous aurions deja à l'heure qu'il est les deux chambres, l'initiative royale, et au lieu de quatre dix ou douze stages d'election. Il me reste à vous rendre compte d'avoir touché chez Mr. Crespo de Texada les 10 liv. st. dont vous me parlez dans vos lettres: comme les brochures et autres papiers que je me propose de vous envoyer, sont deja en mon pouvoir et m'appartiennent en propre, cette somme ne sera pas employé à leur achat. Vous aurez donc la bonté de m'indiquer la destination que vous voudrez bien qu'on lui donne. Je vous prie en même tems de presenter mon souvenir à Mr. J. Bowring. Il est tems de mettre un terme à ce bavardage indechiffrable. Je finirai donc en vous reiterant mes sinceres remercimens pour les bontés que vous me temoignez et en vous assurant la parfaite considération et la haute estime avec la quelle je suis votre devoué serviteur -
J. J. de Mora.
P.S. Je me propose de vous écrire aussi-tot que j'aurai ma seconde entrevue avec Mr. Puiblanc. Si vous voulez m'envoyer quelque brochure ou petit paquèt vous pouvez vous addresser en toute confiance au dit Mr. Colon, Secret. d'Ambassade à Londres.